Les enfants de l’ombre

 

 

En ce temps-là, une douce rivière coulait des monts d’Auvergne vers les plaines du Bourbonnais. Elle commençait en torrent maigrelet, prenait de la taille et de l’aisance jusqu’à ressembler à un fleuve moyen de région tempérée. On la nommait l’Allier. Les gens instruits, qui possédaient leur certificat d’études encadré au-dessus de la tête de leur lit, lui attribuaient le genre masculin, mais les simples ne se trompaient pas, et parlaient d’elle comme d’une fille. L’été, quand elle reflétait le ciel bleu pâle, elle avait l’air d’une bergère couchée parmi les fleurs et les herbes. Elle aimait les adolescents vierges,  imprudents, qui ont les membres graciles et le ventre à peine fleuri. Chaque année elle en ravissait quelques- uns, elle les gardait longtemps dans son lit. Elle ne les rendait qu’après avoir tout tiré d’eux, elle les déposait doucement sur une berge de sable, nus, les yeux ouverts, les mains abandonnées, la bouche close.

A l’automne, elle poussait un ventre de matrone et gémissait ses douleurs. Les riverains dont elle écrasait les prés en se retournant juraient sur elle : « La garce ! Al’est encor’grosse ! » Ils la connaissaient bien.

A l’endroit exact où elle quitte l’Auvergne pour entrer en Bourbonnais, une petite ville s’était posée sur sa rive et demeurait là, s’arrondissait au cours des siècles. Son nom était Chussy et celui de ses habitants Chussyssois.

Ce nom étant difficile à prononcer, surtout après boire, on préférait leur donner celui de Bisons. Nul ne savait d’où avait surgi cette appellation. Peut-être le fondateur de la ville était-il un Indien d’Amérique, ramené par Christophe Colomb, et son nom de guerre s’était-il étendu à ses concitoyens et leurs descendants. C’est une hypothèse. Nous connaissons mal, en Europe, les mœurs et le caractère des bisons. Ce ne sont pas, en tous cas, des animaux féroces. Et les habitants de la petite ville, qui portaient leur nom, se montraient en effet plutôt doux, et souvent rondelets, mais en général plus intelligents qu’un bœuf. On en jugera par l’industrie qu’ils pratiquaient. Un jour, Mme de Sévigné, passant par là alors qu’elle venait de retourner les foins en batifolant dans une prairie, but de l’eau d’une fontaine et s’aperçut avec étonnement que cette eau était tiède et qu’elle pétillait. Mme de Sévigné en fut enchantée, et écrivit quelques lettres à Mme de Grignan pour lui expliquer comment cette eau miraculeuse l’avait sur-le- champ guérie d’un grand nombre de maladies. Aussitôt, du monde entier, les malades accoururent à Chussy. Ils assiégèrent la fontaine et eurent tôt fait de la réduire à sec. Les Bisons, comprenant quel parti ils pouvaient tirer de cette affluence, creusèrent sous la ville d’immenses souterrains qui s’étendaient fort loin dans la campagne, et captèrent toutes les eaux de la région. Et la moitié de la population du pays passait son temps sous terre, les femmes entretenant les feux de bois pour chauffer l’eau, et les enfants soufflant dans les tuyaux pour la rendre gazeuse.

Comme c’était une opération fastidieuse, un Bison artiste inventa de percer des trous dans les tuyaux, pour les transformer en instruments de musique. Et les enfants de la ville jouaient du matin au soir, chacun pour soi, la musique fraîche de son cœur, ce qui faisait couler, à la surface, l’eau pétillante avec des éclats de rire et des langueurs, et rendait rêveuses les femmes de trente ans qui tendaient leur verre aux fontaines.

Plongés dans l’obscurité, les garçons et les fillettes prenaient des yeux très grands et très clairs, qui leur permettaient de voir tout ce qui s’enfuit à la moindre lueur. Dans les souterrains perdus sous les collines, les grottes immenses où leurs soupirs se multipliaient en chants d’orgues, au bord des lacs endormis dont l’eau enfermée au premier jour du monde n’a jamais connu la lumière que Dieu créa, les enfants découvraient des prairies de fleurs qu’on ne peut toucher, des trésors de gemmes aux luisances imperceptibles, des animaux furtifs aux ailes repliées, des fresques de chevaux galopants peintes en traits de nuit sur des murs de ténèbres. Dès que les fillettes devenaient filles, on les mettait au service des feux, leurs yeux reprenaient les dimensions des yeux de femme, se teintaient de couleur bleue ou brune, et ne pouvaient plus rien découvrir dans les caves perdues, que la peur. Les garçons, quand ils abordaient l’âge bête, étaient renvoyés à la surface et enfermés dans des collèges où ils devenaient, en peu de temps, médecins ou hôteliers pour le service des buveurs d’eau. Une grande prospérité régnait dans la ville. Le roi de Chussy,  qui percevait une dîme sur chaque franc touché par un de ses sujets, gagnait chaque année des milliards. Mais il n’en profitait pas, il avait le foie malade, il était maigre et chauve et perdait ses dents, son médecin lui interdisait de sortir après huit heures du soir, il ne mangeait qu’un macaroni et un œuf à la coque, dans un coquetier enrichi de diamants, avec une cuillère en or.

Quand arrivaient les premiers froids, tous les malades s’en retournaient chez eux, aux quatre coins du monde, les Chinois, les Arabes, les Américains, les Lapons, les Parisiens, tous. Quelques Bisons médecins émigraient aussi, suivaient les malades à la trace, quelques hôteliers transportaient pour six mois leur hôtel dans les grandes villes ou les pays de climat chaud où les touristes et les hommes d’affaires venaient reprendre une bonne dose des maladies qu’ils iraient soigner à Chussy l’été suivant. Mais la plus grande partie des habitants de la petite ville restait sur place, et s’ennuyait. On éteignait les feux, fermait les robinets, et tout le peuple du sous-sol remontait à la surface. On prenait grand soin de préserver les enfants de la lumière. On les gardait dans des pièces closes d’où le moindre reflet était banni. Ils restaient là tout l’hiver, enfermés avec les livres dont ni lettre ni dessin n’avait souillé les pages, et qu’ils ouvraient n’importe où pour trouver la suite de l’histoire, avec des instruments de musique muets, car le concert des souterrains eût rendu en surface la ville insupportable, mais dont ils savaient entendre les accords de silence, aussi bien qu’ils voyaient les formes et les couleurs inimaginables du noir. Ils avaient emporté avec eux les lacs lourds et les grottes dont la voûte pleure une goutte qui fleurit avant d’atteindre le sol, et les chevauchées des grands guerriers muets chargés de trésors ruisselant hors des coffres, et l’amitié des êtres de nuit dont la présence n’est qu’une caresse devinée. Les murs, au lieu de limiter leur monde, l’agrandissaient jusqu’à l’infini des ténèbres. La plus faible lumière eût fait surgir des limites.

Dans les appartements, à côté de la pièce close qui contenait les enfants ravis, les adultes traînaient leur temps dans le gris de l’hiver ou à la lumière des lustres électriques en simili-fer forgé ou en bois tourné.

Ils s’ennuyaient. L’été, leur travail ne leur en laissait pas le loisir, mais pendant les mois morts, ils n’avaient rien d’autre à faire qu’à bien regarder la réalité avec leurs yeux auxquels rien ne la cachait plus : les doubles rideaux lie-de-vin aux fenêtres, serrés à la taille par la cordelière à glands ; la table à rallonges de la salle à manger ; le buffet en chêne sculpté, avec, à l’intérieur, le service à liqueur dont on ne se sert jamais, ses petits verres posés à l’envers autour de la carafe triste au fond de laquelle il reste quelque chose ; le salon où l’on n’entre pas, l’hiver parce qu’il y fait froid, l’été parce qu’on n’a rien à y faire, son tableau accroché au mur en face de la porte entre deux fauteuils : c’est un bouquet de fleurs dans une potiche, jamais davantage épanouies, jamais fanées ; le lit cosi en contre-plaqué de palissandre ; la lampe de chevet à l’abat-jour à tranches orné d’un ruban ; l’armoire galbée, avec sa glace froide au milieu, et, dans cette glace, quand ils se déshabillent, les poils des jambes au-dessous du petit caleçon dont la braguette laisse passer un bout de chemise, ou le sou- tien-gorge qui est bien utile... Et leurs visages gris, leurs cheveux ternes, la barbe du soir, le rouge à lèvres qui s’est délavé au milieu de la bouche et épaissi dans les coins...

Pour se distraire, ils avaient tout essayé. Ils organisaient des bals, des fêtes folkloriques, des concours de manille et de bridge, des représentations de chefs-d’œuvre, des surprises-parties et même des orgies où ils occupaient plus la table que les canapés, ils écoutaient la T.S.F., assistaient aux rencontres sportives, lisaient des romans policiers, comptaient leur compte en banque, collectionnaient les timbres, emplissaient les grilles des mots croisés. Mais cela n’emplissait pas leur temps.

Ils épiaient leurs voisins, guettaient la croissance et l’interférence des adultères, en imaginaient de faux,  envoyaient des lettres anonymes, allaient à la messe, donnaient des fêtes de charité, adoptaient une ville ravagée par la guerre. Mais cela n’emplissait pas leur temps.

Ils fondaient des partis politiques, se battaient aux réunions contradictoires, couvraient les murs d’affiches diffamatoires, subventionnaient des journaux porteurs d’insultes, se provoquaient en duel, buvaient l’apéritif,  détrônaient leur roi et le retrônaient. Mais cela n’emplissait pas leur temps.

En vérité, ils portaient en eux le regret des ans où ils étaient des enfants aux yeux clairs, où la réalité visible ne bornait pas leur univers, où toutes les aventures étaient possibles. Mais aucun d’eux n’aurait osé se l’avouer. Les enfants ne sont que des enfants.

Or, advint une époque où le monde, par génération spontanée, donna naissance à des monstres. Il y eut dans le même temps un serpent de mer en Méditerranée, un diplodocus dans un lac d’Ecosse, un poisson au bout de la ligne d’un pêcheur parisien près du pont Mirabeau, un âne volant dans le désert de la Sorbonne, une bête dans le Gévaudan, et un lycéen de quatorze ans gagnant de tous les prix du concours général. Cet hiver-là, l’Allier charria des glaçons, ce qui ne lui était pas arrivé depuis cent vingt et un ans, et prit un drôle de visage. Elle avait l’eau grise, traînassait des brumes verdâtres, grognait en passant sous les ponts, suçotait des arbres morts qu’elle avait déracinés dans le haut de son cours, injuriait ses rives, et parfois, leur jetait un crachat. Les Bisons reconnurent à ces signes qu’elle leur préparait quelque chose, qu’ils allaient enfin avoir de la distraction, et, fiévreux, attendirent l’événement. Il ne tarda pas.

Le seul adulte de la ville qui ne connût pas l’ennui se nommait Paul Day. Ses concitoyens préféraient l’appeler l’Artiste. Il dessinait, et gravait sur le bois de doux paysages du Bourbonnais dont les collines sont comme des seins et des joues, des portraits de vieilles maisons édentées et de ruelles tordues de rhumatismes, et aussi, en visions pleines de fleurs et de licornes emmêlées, le peu de souvenir qui lui restât de ses explorations d’enfant dans les grottes perdues. Il en tirait pour son plaisir des épreuves sur papier d’Auvergne, d’un blanc livide et grenu comme la pierre de Volvic, ou sur du papier de Hollande épais, riche, blanc comme un lys, ou sur du papier d’Annam pareil à une souple étoffe de soie écrue, ou sur du papier impérial du Japon qui luit à l’intérieur de lui-même comme de la nacre. Il essayait parfois d’en vendre, sans conviction et sans succès. Les Bisons préféraient les reproductions de tableaux, en couleurs, vendus par les Nouvelles Galeries : Coucher de soleil sur la Méditerranée, ou Le Souper des cardinaux. Si bien que, quelques années plus tard, pour gagner sa vie, il dut se mettre à fabriquer du savon. Et alors il commença à s’ennuyer, comme les autres. Mais c’est une histoire qui n’a rien à voir avec celle-ci...

Donc, un soir de ce temps dont nous parlons, Paul, qui s’en venait de faire des croquis dans la campagne, rentrait à Chussy à bicyclette. La nuit tombait. Il faisait froid. Pour gagner du temps, le tailleur d’images décida d’éviter le pont qui lui aurait demandé un long détour, et de franchir l’Allier sur la passerelle suspendue à deux fils, qui franchit la rivière au nord de la ville, et ne supporte que des poids légers : les enfants, les jeunes filles, les chats qui courent leur amour la nuit.

L’Allier, en ce lieu, est très large, et ressemble à un fleuve des pays inexplorés. Elle se divise en plusieurs bras, dont les uns roulent, impétueux, entre des berges qu’ils arrachent par morceaux, et d’autres s’endorment en marécages habités de bêtes rampantes. Des îles désertes, couvertes de buissons entrelacés ou de roseaux nourris de vase, occupent le milieu du lit. Quelques arbres immenses en retiennent la terre, de leurs racines plus fortes que les siècles. Ce soir-là, l’eau furieuse essayait d’emporter les îles, jetait à l’assaut contre elles des escadrons de glaçons livides, et grondait sauvagement de son échec. Paul, sa bicyclette à la main, s’engagea sur la passerelle et la sentit frémir sous son pied.

Bien qu’il pesât quatre-vingt-dix kilos  – il était haut et large  – il ne craignait pas, cependant, de la voir s’effondrer, car les images qu’il portait en lui le rendaient léger comme un enfant.

La nuit avait écrasé le jour, l’avait réduit en grisaille sombre, que perçait parfois, au ras de l’eau, un reflet mort sur un glaçon soudain dressé. Paul avait atteint le milieu de la passerelle. Suspendu dans les éléments mouvants, il ne distinguait plus les rives, il ne savait plus qu’elles existaient. Le vent et l’eau couraient dans le même sens et gémissaient des cris sans couleurs, et la passerelle, à leur vitesse, remontait le fleuve, emportait son passager. L’herbe des îles frissonnait, les branches tordues des grands arbres déchiraient les brumes avec des bruits de vols d’oiseaux.

A quelques centaines de mètres de là, pourtant, des maisons immobiles se dressaient, en pierre et en briques et en ciment planté dans la terre, et dans les maisons des femmes assises tricotaient, et des hommes debout près du poste de T.S.F. fumaient des cigarettes, une main dans la poche et le veston déboutonné. Des hommes et des femmes attendaient que le temps passe, et s’ennuyaient.

Mais le graveur pensait à eux moins que jamais, il plongeait dans le vent mouillé, il le respirait et le mordait, il avait la goutte au nez et les oreilles violettes, il voguait en pleine tempête, il crachait l’embrun, à la proue de la caravelle, vers le bout du monde.

Tout à coup, devant lui, une énorme masse noire, qu’il n’avait pas aperçue, qu’il ne vit qu’au moment où elle sauta, jaillit de la passerelle où elle était sans doute couchée, et plongea dans la nuit. La passerelle se détendit comme un arc. Paul n’eut que le temps de s’accrocher à la main courante. Sa bicyclette, projetée comme une flèche, disparut. Il y eut en même temps un énorme floc dans l’eau et un bruit terrible de froissement et de cassure dans les hauteurs des arbres. Quand la passerelle eut achevé son tangage, Paul se mit à courir, déboucha sur la berge, s’engouffra dans le premier bar qu’il trouva sur son chemin, but une triple fine, reprit sa respiration, et dit : « Eh bien ! Il vient de m’en arriver une drôle... »

Le lendemain matin, Le Progrès des Bisons, le quotidien du matin, publiait en première page un article de trois colonnes qui commençait ainsi :

« Hier soir, en traversant la passerelle, le cycliste Paul Day a rencontré un monstre... »

Derrière les facteurs qui déposaient le journal dans les boîtes aux lettres, les maisons se vidèrent. Quand ils eurent fini leur tournée, toute la population adulte de Chussy était réunie sur la rive de l’Allier. Hommes et femmes regardaient en l’air, regardaient dans l’eau, scrutaient la végétation frissonnante des îles. Paul Day n’avait pu dire s’il s’agissait d’un monstre aquatique ou d’un monstre ailé. Il l’avait à la fois entendu plonger et s’envoler. Bientôt, de bouche à bouche des précisions naquirent. Il était au moins gros comme un chien, comme un bœuf, comme un hippopotame. Il avait une, deux, quatre paires de cornes, des écailles, une queue de serpent, il rugissait, griffait, jetait de la fumée par les naseaux. On commença à trembler un peu. On ne pensait plus à s’ennuyer.

La journée se passa sans que le monstre réapparût. Mais au crépuscule, vingt personnes au moins le virent, en vingt lieux différents.

Le lendemain matin, un vieillard, qui avait la vue perçante, découvrit la bicyclette du graveur accrochée à la cime d’un peuplier d’une île. Parce qu’on ne l’avait pas aperçue la veille, on en conclut que le monstre l’avait transportée cette nuit-là sur ce perchoir, pour narguer la ville. L’après-midi, un pêcheur de brochet accrocha sa ligne à une souche pourrie qui flottait entre deux eaux, blêmit à sentir une telle résistance, releva lentement, péniblement sa canne courbée, vit apparaître un dos rond squameux, n’eut que le temps de tendre le doigt, de crier « Là ! » et mourut de peur, tandis que le tronc replongeait en emportant son attirail. Les témoins s’enfuirent, puis revinrent, sur la pointe des pieds, chercher la victime. Le soir, on barricada les portes. Dans les jours qui suivirent, sept femmes enceintes firent des fausses couches.

Le roi de Chussy s’était d’abord frotté les mains en apprenant la naissance d’un monstre. Pendant que ses sujets s’occuperaient de la bête, ils ne penseraient pas à malmener les ministres, à exiger des éclaircissements sur le budget, à mettre leur nez dans la politique extérieure, à réclamer des subventions et protester contre les taxes.

Mais quand les habitants de la ville commencèrent à trembler de peur, le roi, lui aussi, s’inquiéta. Il savait que, lorsque quelque chose ne va pas, les citoyens en rendent volontiers le gouvernement responsable, sans chercher le moins du monde à discriminer leur propre responsabilité. Le gouvernement est là pour gouverner.

S’il gouverne bien, tout va bien. Si quelque chose va mal, c’est qu’il gouverne mal.

Au vingt-troisième jour de l’apparition du monstre, l’opinion publique lui avait attribué neuf victimes. Les morts un peu bizarres  – et quand la mort ne l’est-elle pas, pour les vivants ? — et les disparitions pour fugue et banqueroute se trouvant bien plus faciles et plus passionnantes à expliquer par l’intervention de l’inexplicable. La dixième victime fut une vieille épicière coriace âgée de quatre-vingt-dix-neuf ans. La célébration de son centenaire devait être le clou de la saison suivante. Le président de l’Amicale des Epiciers et celui de l’Amicale des Anciens Epiciers et celui de l’Amicale des non-Epiciers, et celui de l’Amicale des clients d’Epiciers avaient déjà préparé leurs discours. Elle mourut bonnement dans son lit, après avoir dit : « Ben, ma foi... » Sans aucun doute le monstre avait voulu frustrer la ville de cette fête, et la pauvre femme des honneurs qui allaient lui échoir pour s’être si obstinément cramponnée. L’indignation, cette fois, submergea la peur. Un cortège, poussant des cris hostiles aux Pouvoirs publics, promena le corps menu de la défunte à travers les rues, et jusque sous les murs du Palais, à la lueur des torches électriques.

Le roi, seul devant son assiette au bout de son immense table, trois valets rouge et or rangés debout par rang de taille derrière le dossier sculpté de son fauteuil, écoutait la rumeur de la colère du peuple battre ses fenêtres. Il réfléchit longuement. Il laissa refroidir son macaroni. Il fit appeler son Premier ministre.

Le lendemain matin, des petites affiches blanches timbrées de deux drapeaux entrecroisés apprenaient aux Bisons que leur souverain avait décrété la mobilisation générale.

Les adultes mâles, redressant le torse, un refrain d’héroïsme aux lèvres, gagnèrent leurs dépôts, après avoir garni leurs musettes de saucisson et de vin rouge. En deux mois, l’armée fut prête. Les sapeurs creusèrent des tranchées sur la rive de l’Allier ; dans les nuits glacées, les fantassins prirent la garde aux créneaux. Les femmes tricotaient des passe-montagnes ; les petites annonces du Progrès réclamaient des marraines de guerre ; le ministre des Finances leva un nouvel impôt.

Le monstre, intimidé sans doute par ce déploiement de forces, ne se manifestait plus que par des bruits nocturnes, de grands remous d’eau, des bris de glaçons, de brusques froissements des roseaux des marécages. Les artilleurs occupaient les bistrots de l’arrière, et les aviateurs, entre deux vols hardis au-dessus de la passerelle, consolaient les épouses esseulées. Les fantassins commençaient à avoir froid aux pieds et à trouver le temps long.

Le chef des armées, ayant enfin mis au point son plan d’offensive, communiqua ses ordres secrets à ses subalternes. Il y eut un grand remue-ménage. Les unités stationnées au sud vinrent au nord, celles qui étaient au nord vinrent au sud, et celles du centre réoccupèrent leurs propres positions après une marche de soixante kilomètres. Le jour J, à l’heure H, toutes les forces de terre, de rivière et de l’air partirent ensemble à l’attaque. C’était un peu avant l’aube, comme il se doit.

Un déluge de mitraille s’abattit sur les îles cernées. Leur savane impénétrable prit feu en cent endroits. Les arbres millénaires se vêtirent de flammes. Le chêne de Charlemagne se tordit, craqua, reçut au pied trois obus brisants, hésita, chancela, et tomba en arrachant un morceau de ciel. Des torpilles fouillaient les profondeurs des eaux et jetaient vers les nuages des geysers de vapeur et de petits poissons. Des peuples d’oiseaux migrateurs, chassés de leurs refuges, les ailes en feu, traçaient des arabesques d’or dans la nuit finissante. Tout à coup, par-dessus les explosions, le fracas, la tempête, un cri effrayant éclata, un cri comme nul n’en avait jamais entendu ni même pu imaginer, un cri de stupéfaction, de douleur et d’horreur, qui ne semblait sortir d’aucune gorge, si monstrueuse fût-elle, mais de la rivière elle-même, de la terre avec ses herbes, ses animaux, son eau qui coule et son vent jouant, de la terre blessée et du ciel et des nuages horrifiés, et, en même temps, du cœur et de la tête de tous les hommes qui l’entendaient.

Le cri chassa en tempête les derniers lambeaux de la nuit, et les soldats épouvantés et les civils qui suivaient le combat des toits de leurs maisons virent que la passerelle légère à ses deux fils pendue était, d’un bout à l’autre, teinte de la couleur du sang.

Les enfants, dans leurs pièces closes, savaient tout ce qui arrivait dans la ville, et aussi ce qui n’arrivait pas et aurait pu arriver, et même ce qui était improbable. Ils savaient ce qu’apportaient les lettres avant qu’on les eût ouvertes, et aussi les lettres que jamais personne n’écrivait. Ils savaient ce que disait la foule, et les commères et les juges, et ils entendaient les conversations qui traversent les carrefours. Ils suivaient du doigt le vol des oiseaux et caressaient la douce taupe endormie dans son velours.

Le cri pénétra dans toutes leurs demeures, et ils éprouvèrent une grande pitié. Or, parmi eux se trouvait une petite fille plus petite fille que toutes les petites filles de la ville. Nul ne l’avait jamais vue, et ses parents ne connaissaient d’elle que sa voix, mais on savait qu’elle était vraiment le trésor pur, le germe à la pointe de l’amande dans le noyau du fruit à la plus haute branche. Ses yeux étaient les plus grands et les plus clairs, ses lèvres à la fois fraîches et tièdes, son front un peu bombé, et ses cheveux coiffés à son désir, parfois en deux longues nattes, parfois courts et ondes, parfois ils emplissaient toute la pièce close de leur soie silencieuse, et changeaient de couleur selon ses pensées. Elle se nommait Genête.

Quand le cri parvint jusqu’à elle, elle était assise au fond du grand fauteuil, elle était en train de parler avec quelqu’un que nous ne pouvons pas connaître parce que nous sommes bien trop vieux, bien trop durs, nos os comme des côtes de bœuf et notre peau en cuir. Elle hocha la tête et dit : « Tu vois, comme ils sont... » Elle voulait parler des hommes, et de tout ce qu’ils ont oublié en croyant apprendre, et de la peur et de l’ennui qui les rendent cruels. Elle se poussa au bord du fauteuil, descendit, se tint immobile, droite, écoutant la plainte qui lui arrivait à travers la terre et les murs. Le cri s’était tu, et les adultes n’entendaient plus rien. Ils pensaient qu’ils avaient fait exactement ce qu’ils avaient voulu : ils s’étaient débarrassés du monstre, et la guerre était finie. Ils éprouvaient bien, secrètement, une sorte d’inquiétude. Ils n’avaient pas trouvé le corps de l’ennemi. Ils se demandaient si..., peut-être..., et qui ?... Mais la saison approchait, il était grand temps de se faire démobiliser. Le monstre ne reviendrait certainement pas pendant l’été. Les monstres ne se manifestent jamais quand on travaille.

Genête entendait la plainte : il suffisait de vouloir l’écouter pour l’entendre. Elle l’entendit tout le jour, elle n’entendait plus qu’elle. L’être qui se plaignait ainsi devait beaucoup souffrir, moins peut-être de la douleur de la blessure que de la pensée qu’on la lui eût faite. Et Genête, quand vint le soir, se dit qu’elle devait aller consoler ce blessé, et parce que cela devait être, et que cette pensée était si simple, la fillette n’eut pas besoin d’ouvrir une porte ou une fenêtre pour sortir. Elle marcha, et se trouva dehors. Et la nuit de la pièce close sortit avec elle et l’accompagna, pour la protéger contre l’obscurité pourrie qui croupit dans les rues des villes endormies, contre le regard vert des grands becs de gaz, et contre les lueurs qui se glissent sous les volets pour guetter les passants.

Genête marchait, vite, vite. Le bas de sa robe droite lui caressait les chevilles, et ses petits pieds nus ne déplaçaient pas un grain de sable. Ses cheveux la couvraient d’un manteau bien chaud. Elle arriva au bord de la rivière et s engagea sur la passerelle. Elle fit quelques pas, et alors elle trouva celui vers lequel elle était venue. Il se tenait debout devant elle. Il l’attendait. C’était un garçon dont le corps était doux et lisse comme une statue de marbre longuement caressée par le sculpteur. Ses épaules étaient rondes et ses bras fins, sa taille droite et ses cuisses longues. Il semblait avoir froid et s’enveloppait à demi dans ses ailes. Il était de la même taille que Genête, et en même temps il était plus grand que le chêne. A son flanc gauche, une blessure ouverte saignait. Genête pinça les lèvres, de pitié, et hocha de nouveau la tête en pensant à ces hommes qui ne font que des bêtises.

Puis elle posa sa petite main, ouverte comme une fleur, sur la blessure. Et la blessure cessa de saigner, se ferma et disparut. Genête regarda le garçon et sourit. Elle était contente. Et le garçon sourit aussi. Il était content aussi. Ils se donnèrent la main et marchèrent vers l’autre bout de la passerelle. Mais avant d’y parvenir, le garçon se pencha et prit la fillette dans ses bras. Elle se sentit vraiment bien à l’aise contre sa poitrine. Un vent doux soufflait sur elle. Elle leva la tête, et entre les deux ailes blanches grandes ouvertes, pour la première fois, elle vit les étoiles.

Le lendemain matin, les parents de Genête surent qu’elle était partie parce qu’ils retrouvèrent dans le guichet de la pièce close son repas du soir auquel elle n’avait pas touché : un œuf en neige, et une noisette.